Dans son dernier rapport annuel, la Cour des comptes consacre 48 pages au cluster Paris-Saclay, sous le titre Le projet Paris-Saclay : le risque de dilution d'une grande ambition.
La presse en ligne s’en est faite largement l’écho, tel Le Monde, Le Figaro, Les Échos, l'Obs, L'Usine nouvelle, Ouest France, Essonne Info, Le Parisien ou encore Sciences et Avenir, L'Étudiant et Grand Paris Métropole.
Nous saluons ce rapport très critique qui, enfin, se départit des discours incantatoires dont on nous a abreuvés depuis des années pour vanter un "pôle d'excellence scientifique de renommée mondiale" totalement hypothétique.
Voilà enfin un examen sérieux qui regarde la réalité en face au lieu de s'abandonner à des mythes et des croyances et/ou de croire aux miracles. Corroborant notre analyse, il met en évidence un fort risque de voir ce projet tourner au fiasco, ce qui signifierait une gabegie monumentale compte tenu des sommes investis.
Nous insistons depuis plus de cinq ans sur le manque de pertinence, voire la contre-productivité, du projet Paris-Saclay. Mais dans un monde où les communicants et séducteurs en tous genres supplantent les experts et manifestants de bon sens, nos protestations sont peu audibles face aux campagnes répétées de propagande médiatique fondées sur un storytelling aguichant promettant des lendemains qui chantent.
Une gestion déficiente des fonds publics
Le rapport de la Cour relève certes quelques points positifs, tels la labellisation commune du doctorat et de 80 % des masters, un début de structuration partagée de la recherche sur le territoire et des actions en faveur de l'incubation de jeunes pousses (start-up).
Mais sa tonalité générale est très critique. Ainsi, le rapport n’est pas tendre avec la gestion du projet et constate que "l’État s’est lancé dans le projet très ambitieux de Paris-Saclay sans avoir au préalable défini clairement les moyens permettant de le réaliser." Ce qui corrobore ce que nous avons dénoncé maintes fois : l'État s'est précipité sur une solution sans avoir bien analyse le problème qu'il cherchait à résoudre ni les nouveaux problèmes que sa solution préconçue allait engendrer.
La Cour pointe les dépenses élevées et les approximations dans la gestion financière. Selon ses calculs – dont elle dit que la multiplicité des acteurs ne les a pas facilités – il s'agit d'un "financement massif", à savoir une facture totale de 5,3 milliards d’euros de fonds public, engagés ou budgétés depuis 2010, dont 2,6 milliards pour l’aménagement et l'immobilier, 2 milliards pour les transports en commun et 685 millions pour la partie scientifique. Ce à quoi s'joutent des financements privés à hauteur de 650 millions d’euros. Mais les magistrats observent qu'"au delà d’un montant prévisionnel très élevé, l’enchevêtrement des financements publics, gérés par des opérateurs différents, s’avère d’une rare complexité."
La Cour déplore qu'"aucune structure de décision ne réunit de manière opérationnelle l’ensemble des parties prenantes du projet (État, fondation, COMUE, EPAPS, collectivités territoriales, acteurs économiques). L’identification et le suivi de l’ensemble des fonds publics affectés à ce projet sont très difficiles. Deux comités de pilotage, aux membres communs, traitent de manière parallèle les projets immobiliers et l’IDEX ; aucune instance commune ne permet d’aborder les problématiques de transport, pourtant essentielles au développement du plateau."
Par conséquent, pour assurer une certaine cohérence des actions de l'État et maîtriser leur financement (dont la Cour note qu'aucun service n'est chargé de le suivre dans son ensemble), elle recommande "la désignation d’un responsable interministériel, chargé d’une mission réglementairement définie".
Concernant l'EP(A)PS, la Cour déplore notamment que sa gestion "n'est pas à la hauteur des enjeux et des risques du projet Paris-Saclay". Autrement dit : il y a un manque de professionnalisme. Dans sa réponse, l'EPAPS promet d'y remédier.
Les faiblesses du projet universitaire et sa gouvernance
Rappelons que l'Université Paris-Saclay, née le 1er janvier 2015, a pris la forme d'une COMUE (communauté d’universités et établissements) ; c'est un nouveau type d'établissement public, créé par une loi de juillet 2013, dont le but est de regrouper des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Ce statut, qui annule et remplace celui des PRES (pôles de recherche et d'enseignement supérieur), préserve l'identité juridique de chacun de ses membres, et est donc par nature le contraire d'une "université intégrée". La COMUE de Paris-Saclay réunit deux PRES : Universud Paris et ParisTech, dont les chefs de file respectifs étaient l’Université Paris-Sud et l’École polytechnique. Il n'a pas échappé à la Cour qu'en s'installant sur le plateau de Saclay, ces deux "camps" ont conservé leur entre-soi en restant physiquement séparés l'un de l'autre, ce qu'elle illustre par le schéma suivant :
Concomitamment, au sein de l’Université Paris-Saclay, deux visions s’affrontent, reflétant les deux modèles séculaires de l’enseignement supérieur français. Les anciens membres d'Universud Paris militent en faveur d'une université unifiée, ce dont ne veulent entendre parler les anciens membres de ParisTech de crainte de voir dilués leur prestige et leur réputation d'excellence fondée sur une sélection rigoureuse de leurs élèves à l'entrée. Le rêve de Pierre Veltz, principal artisan de Paris-Saclay (au début aux côtés de Christian Blanc), était de mettre un terme à cette dichotomie, qu'il jugeait néfaste et d'un autre âge. Lui-même Polytechnicien, il était cependant bien conscient de la difficulté de faire évoluer des modèles fortement ancrés dans la société française ; il nous a dit qu'une telle évolution serait l'affaire de plusieurs générations. Encore faut-il que ce montage ne vole pas en éclats avant d'aboutir… Or, aujourd'hui les positions des deux camps, soutenus chacun par leur ministère de tutelle, semblent de plus en plus inconciliables nonobstant des arbitrages au plus haut niveau de l'État.
Dans une interview accordée à Essonne Info, Gilles Bloch, président de l'Université Paris-Saclay, estime que la Cour brosse un tableau trop noir et maintient que "l’objectif est que tout le monde soit dedans". Ce point de vue nous semble relever pour une bonne part de la méthode Coué. La réponse du président de l'École polytechnique à la Cour des comptes, où il est dit et répété que l'ambition de Paris-Saclay est de créer un cluster scientifique et technique et non une université intégrée, montre clairement que Polytechnique n'acceptera jamais de se fondre dans un magma universitaire où elle perdrait son identité et son autonomie ; ses anciens élèves sont suffisamment influents pour éviter que cette volonté soit contrariée. Et d'autres grandes écoles accepteront-elles de perdre leur autonomie et leur identité juridique et morale ? Rien n'est moins sûr.
Le président de l'X rappelle par ailleurs que la taille de la COMUE est très importante, "supérieure en superficie et en effectifs à celle des principales universités internationales de recherche", ce qui ne permet pas d'établir une stratégie de recherche unifiée. Il met ainsi le doigt sur ce que nous considérons être le principal défaut de tout le projet Paris-Saclay : sa démesure, que nous n'avons cessé de dénoncer depuis qu'elle s'est installée (grosso modo, fin 2011).
Rappelons que les acteurs du campus-cluster se gargarisent de ce gigantisme, tels Pierre Veltz : "Ce projet, gigantesque, n’est pas nécessairement bien connu aujourd'hui de nos concitoyens, tant sa taille que son ampleur" et Dominique Vernay : "Paris-Saclay est deux fois plus grand que Berkeley ; quand on dit ça à l'étranger, ça impressionne". Ils ne semblent pas écouter Jean Tirole, pour qui "le standard international pour les universités de recherche intensive est de 10 000 à 15 000 étudiants, avec quelques exceptions jusqu’à 30 000. Au-delà, la structure devient trop grosse pour être gérable." S'ils cherchent à rassembler sur le plateau un maximum d'établissements, c'est aussi parce qu'ils sont obnubilés par l'obtention d'une bonne place au classement de Shanghaï (selon la Cour : une place parmi les dix premiers), sans pour autant se rendre compte qu'aucun des établissements les mieux placés de ce classement n'atteint la taille de Paris-Saclay (68 000 étudiants + 11 000 chercheurs), loin s'en faut. Au demeurant, la légitimité du classement de Shanghaï est balayée par le président de Polytechnique en ces termes :
"L'École polytechnique note que le classement dit « de Shanghaï » est établi par une organisation purement privée (ARWU), qui ne bénéficie d'aucune affiliation universitaire (cf. http://www.shanghairanking.com/aboutarwu.html), et dont la méthodologie n'est pas vérifiable. Elle s'étonne donc que l'ensemble de la politique de structuration universitaire de la France soit fondée exclusivement sur les données fournies par cette société de conseil."
Ce n'est certes pas faux, mais ce classement n'en est pas moins la principale référence du monde universitaire international.
La Cour rappelle qu'en mai 2014, le Conseil de l’immobilier de l’État avait déjà attiré l'attention sur ces problèmes de gouvernance de Paris-Saclay en ces termes : "En choisissant une gouvernance par projet et en multipliant les structures de pilotage, les responsabilités ont été diluées et ont entraîné des retards importants dans les prises de décision. Un coordonnateur unique doit être désigné pour suivre l’ensemble des opérations, mobiliser les différents acteurs, faire respecter le calendrier et favoriser les prises de décisions rapides et cohérentes." Aussi, la Cour recommande-t-elle de désigner un responsable interministériel pour coordonner le projet Paris-Saclay et dépasser les divergences, au besoin par une loi ad hoc. Y croit-elle vraiment ?
Cette recommandation de "mettre un pilote dans l'avion" figurait également dans le rapport du sénateur Michel Berson de mai 2016 Réussir le cluster de Paris-Saclay. L'École polytechnique juge que ce rapport n'est pas pertinent, notant à juste titre que "le rapport parlementaire sur lequel s'appuie la Cour pour recommander la désignation d'un coordonnateur public a été rédigé par un parlementaire isolé, sans recours à des auditions publiques et de manière non contradictoire. En particulier l'École polytechnique n'a pas été interrogée au cours de ce travail."
Dans une tribune Non, Saclay n’est pas dans l’impasse… Pierre Veltz conteste l'avis "catastrophiste" de la Cour des comptes en affirmant que beaucoup de progrès ont déjà été réalisés et que tout ce "magnifique projet" finira par fonctionner. Il évoque une "impressionnante floraison de start-up", mais semble ignorer que de nos jours les start-up recherchent les aménités d'une métropole, raison pour laquelle il y a beaucoup plus de start-up à Paris qu'il n'y en aura jamais à Saclay.
Bernard Attali lui répond dans une tribune Oui, Saclay pourrait être un échec, voici pourquoi. Pour lui, "l'erreur de base dans cette affaire, comme dans bien d'autres, fut de concentrer tous les efforts sur les structures institutionnelles avant de réfléchir au contenu et à la vision à long terme", ajoutant que "vouloir la fusion de centres universitaires de 80.000 étudiants avec une école de 3.000 comme l'X (et d'autres) dans un ensemble ingouvernable était à l'évidence voué a l'échec" et que "dans cette affaire de Saclay, la nation a dépensé quelque 5 milliards d'euros sans vision claire de l'objectif et parfois même sans bon sens".
L'improbable IDEX
Nous avons déjà fait état de l'"initiative d'excellence" (IDEX) Paris-Saclay, qui soutient le financement du projet. La Cour en retrace l'historique et en dresse un tableau sombre très proche du nôtre. Lors du dernier examen de passage en avril 2016, le jury international a constaté que la COMUE n'atteignait pas ses objectifs mais lui a accordé un dernier sursis de 12 mois que le Premier ministre a porté à 18 mois, de sorte que ce sera au gouvernement d'après les élections de 2017 d'assumer les résultats du prochain examen, où le jury examinera "le modèle détaillé d’université cible et l’adhésion des établissements engagés à la construire". La Cour note qu'il s'agit là d'un défi très difficile à relever dans le délai imparti, étant donnés les blocages actuels et le manque de vision partagée. À l'issu de cet examen, le label IDEX et les financements y afférents seront reconduits ou non.
Dans cette perspective, les parties prenantes se sont engagées sur un modèle hybride, "à deux cercles" (et "à deux vitesses"), correspondant aux deux camps déjà évoqués. L'IDEX ne sera donc plus portée que par les établissements prêts à aller plus loin dans le processus d'intégration. Il semble peu probable que le jury se laissera convaincre par ce ravalement de façade.
En somme, on voit mal comment les recommandations émises par la Cour dans sa conclusion pourraient concrètement aboutir à sauver la COMUE et la Cour ne donne d'ailleurs nullement l'impression d'y croire elle-même. Elle n’hésite pas à dire que le projet universitaire est au point mort et qu’il faut agir pour éviter le fiasco, mais elle ne dit pas (encore ?) que ce fiasco est inévitable et que le projet n’est pas viable.
Un internaute propose cette représentation picturale comme symbole de l'état actuel de la COMUE :
Un métro de plus en plus inutile
Nous avons démontré à maintes reprises, notamment dans notre avis dans le cadre de l'enquête publique, qu'il est totalement disproportionné de dépenser 3 à 5 milliards d'euros dans la construction du métro de la Ligne 18 du Grand Paris Express, dans le seul intérêt de rendre le secteur de Saclay un peu plus accessible depuis Paris et les aéroports et cela à un horizon qui dépassera d'une dizaine d'années l'arrivée des nouveaux usagers sur le plateau.
À plus forte raison, si le projet Paris-Saclay devait se solder par un échec, ce métro serait totalement absurde.
La Cour des comptes estime que les mesures prises pour améliorer la desserte du plateau laissent beaucoup à désirer : "les projets de TCSP nord-sud et de téléphérique entre la vallée et le plateau ne sont pas encore définis, alors qu’ils sont déterminants pour la communication entre l’université Paris-Sud, installée dans la vallée, et les écoles, sur le plateau." La Cour évacue la Ligne 18 en une seule phrase, disant qu’elle arriverait de toute façon beaucoup trop tard ; elle montre que d'ici 2020, 9000 étudiants supplémentaires vont débarquer sur le plateau et ne pourront pas tous y être hébergés ; s'y ajouteront des chercheurs et autres personnels. D'où l'urgente nécessité de déployer des solutions alternatives à la Ligne 18, plus pertinentes et respectueuses des finances publiques, que nous avons proposées. En la matière, l'EPAPS (en fait l'EPPS) porte une certaine responsabilité, s'étant arc-bouté sur l'idée que la Ligne 18 allait résoudre tous les problèmes d'accès au plateau. L'EPPS savait depuis longtemps que la vaste majorité des usagers du plateau ne résident pas à Paris, mais au pied du plateau, surtout dans l'Essonne. L'idée de mettre en place une liaison par câble entre des gares du RER B et le plateau lui avait été soumise depuis 2013. À sa décharge, on peut remarquer que la municipalité d'Orsay s'y était d'abord opposée, mais par la suite celle-ci a changé d'avis, ce que nous avons relevé lors de notre conférence-débat du 23 juin 2015. Depuis lors, ce dossier n'avance que très lentement. Suite à la lettre ouverte que les associations leur avaient adressée, les élus locaux avaient annoncé le lancement d'une étude par l'EPAPS, ce qui n'a pas été suivi d'effet. Il semble qu'une telle étude va enfin avoir lieu sous l'autorité du STIF, comme nous l'avions préconisé en juin 2015 avec le soutien du vice-président du STIF. La Cour a donc tout à fait raison de stigmatiser l'inaction dans ce domaine.
Pour ce qui est de la liaison entre les sites de l'Université Paris-Sud dans la vallée et sur le plateau (problème qui n'existait pas mais a été créé en déplaçant une partie des labos), une liaison par câble n'est peut-être pas la solution idéale, dans la mesure où elle nécessite d'abattre des arbres dans des espaces boisés classés afin de créer le layon réglementaire de 10 m autour du tracé. L'exploitation de la solution innovante CarLina serait préférable car moins intrusive et aussi bien plus abordable ; une proposition a été formulée et portée à l'attention des élus locaux.
La position de la Cour est cohérente avec celle affichée dans son rapport annuel 2016, où elle estimait que les projets alors évoqués – notamment le Grand Paris Express, le CDG Express et l’extension du RER E – se heurtent à des difficultés financières et techniques qui ne permettent pas de lever les incertitudes sur l’avenir des réseaux ferroviaires franciliens, si bien qu'elle recommandait de maintenir la priorité absolue donnée à l’entretien du réseau existant. Pour la Cour des comptes, la Ligne 18 n'était donc pas prioritaire en 2016, elle doit l'être encore moins à présent.
Notons encore que dans ses calculs du coût financier de l'opération Paris-Saclay, la Cour ne tient compte que du tronçon Orly-Saclay de la Ligne 18 ; en creux, elle estime donc, concomitamment à l'avis du Commissariat général à l'investissement, que le tronçon Saclay-Versailles est de toute manière à écarter.
Le dossier de la Ligne 18 est actuellement entre les mains du Conseil d'État avant l'éventuelle déclaration d'utilité publique. La logique voudrait que le Conseil d'État tienne compte du rapport de la Cour des comptes !