Comme nous l'avons relevé en octobre 2022, les auteurs d'une tribune publiée dans L'Obs ont dénoncé les trucages de la Société du Grand Paris (SGP) dans ses évaluations socio-économiques du Grand Paris Express (GPE) visant à démontrer que pour les lignes 17 Nord et 18 les bénéfices dépassent nettement les coûts. Quelques mois plus tard, un journaliste de Reporterre a constaté que la SGP ne nie pas ces manipulations.
Des trucages de même nature, basés sur les mêmes hypothèses, sous-tendent l'élaboration du bilan carbone du GPE.
Explications et conséquences à en tirer.
Bref rappel des bilans socio-économiques manipulés du GPE
Le graphique ci-dessous résume le procédé : les supposés avantages du GPE dans son ensemble – par ailleurs non crédibles car très largement fondés sur des « bénéfices non conventionnels », pris en compte pour aucun autre projet d'infrastructure de transport – sont répartis sur les différentes lignes selon un jeu de coefficients, dont les valeurs sont ajustées pour que les lignes les moins pertinentes – ne fut-ce qu'en raison de leur faible fréquentation – deviennent les plus rentables. C'est ainsi que les lignes 17 Nord et 18, les moins pertinentes selon les évaluations socio-économiques initiales de 2016, sont miraculeusement devenues les plus avantageuses dans les évaluations revues et corrigées de 2021.
Selon la croyance de la SGP, les ménages viendraient spontanément s'agglutiner dans les quartiers de gare du GPE, freinant ainsi l'étalement urbain. La réalité est tout autre : comme le constate l'urbaniste Daniel Béhar « rien ne s'est passé comme prévu dans les quartiers de gare du Grand Paris express », « les ménages, comme les promoteurs, sont allés ailleurs, dans le diffus ». Comme toujours, les populations profitent (par anticipation) de la vitesse de déplacement accrue pour consacrer à peu près le même temps qu'auparavant à leurs déplacements domicile-travail ; ils se relocalisent plus loin en périphérie, là où l'habitat est moins cher et/ou plus spacieux et/ou plus proche de la nature. C'est pourquoi vitesse de déplacement et densité du bâti sont antinomiques : si on a l'une, on ne peut avoir l'autre.
D’où ces remarques de l'urbaniste Marc Wiel, qui a étudié en profondeur les interactions systémiques entre mobilités et aménagement :
« Pourquoi toujours ne voir dans la gare qu'un moyen d'attirer quand c'est certainement autant un moyen de "disperser" et de "spécialiser". Mystère… » (1)
« On pourra toujours bourrer les alentours des gares [du GPE] de logements sociaux et on peut très raisonnablement le craindre si le local ne peut pas s'y opposer. Mais l'expérience, y compris en ville nouvelle, a montré que c'était produire à terme de nouveaux quartiers sensibles. » (2)
En effet, une gare est rarement un lieu de destination, mais presque toujours un lieu de transit et/ou de diffusion de flux de main-d'œuvre. Le plus souvent, les passagers ont hâte de s'en échapper… (3)
Bilan carbone du Grand Paris Express : à refaire
La SGP affirme par ailleurs que le GPE aurait à terme un bilan carbone très favorable. Pour le démontrer elle en a confié l'évaluation au bureau d'études Stratec, qui a développé un outil intitulé CarbOptimum, prenant en compte différents sources et puits de carbone. Comme pour l'outil d'évaluation socio-économique de la SGP, il s'agit d'une « boîte noire », ni son fonctionnement ni son paramétrage n'étant documentés. Cette opacité rend extrêmement facile de lui faire produire les résultats que l'on escompte obtenir – d'autant plus aisément qu'ils ne font l'objet d'aucune contre-expertise.
Bien entendu, le but de l'exercice est de montrer que les émissions de gaz à effet de serre (GES) au cours de la construction du réseau seront plus que compensées par des émissions évitées en phase exploitation. Ces économies de GES reposent sur les mêmes hypothèses que celles, évoquées plus haut, qui sous-tendent les évaluations socio-économiques, en particulier la supposée concentration autour des gares du GPE, qui ferait diminuer la circulation automobile et l’étalement urbain et croître la productivité des entreprises.
Adapté d'après le document Greenhouse gas emissions balance of the Grand Paris Express project, réalisé par Stratec et publié (en anglais) par la SGP en 2018, le graphique ci-dessous montre le résultat ainsi obtenu (pour le scénario « le plus prudent »).
Notons encore que cette modélisation met toutes les lignes « dans le même sac » et ne prévoit ni l'avènement du vélo, ni celui du télétravail, ni l'actuel déclin démographique. Avec des hypothèses plus réalistes, il paraît quasi-certain que les émissions provoquées par la construction ne pourraient jamais être compensées ultérieurement.
Soulignons par ailleurs que la SGP s'est servi de l'évaluation du bilan carbone comme support essentiel de sa demande d'autorisation d'émettre des « obligations vertes » pour financer la construction du GPE. C'est d'ailleurs pourquoi le document cité est rédigé en anglais. Nous nous sommes déjà élevés contre le « greenwashing » abusif sous-jacent à cette démarche, qui ne manquera pas de duper les épargnants titulaires desdites obligations.
En conséquence, nous estimons indispensable de réaliser une évaluation alternative par un organisme tiers qui ne soit pas juge et partie. Or, il se trouve que nous avons en France un bureau d'études spécialisé en la matière : Carbone 4, qui est à l'origine du concept de « bilan carbone » et serait sans doute le mieux qualifié pour effectuer une évaluation indépendante. Aussi suggérons-nous que le gouvernement fasse appel à ce prestataire – de la même façon qu'il a confié des missions d’étude au cabinet McKinsey – pour une telle contre-expertise. Étant donné l'état d'avancement des travaux, l'analyse devrait se limiter aux seuls tronçons 17 Nord et 18 Ouest.
L'inévitable contraction financière
Face au « mur de la dette » et avec des taux d'intérêt qui remontent, la Cour des comptes avertissait naguère que la SGP risque d'engendrer une « dette perpétuelle » et préconisait alors de réduire le périmètre du GPE. Le gouvernement a ignoré cet avis et préféré la fuite en avant, mais aujourd'hui il est clair que la dette de la SGP accablera les générations futures, déjà confrontées aux crises climatique et énergétique. Les travaux récents du Conseil d’orientation des infrastructures (COI) ont mis en évidence que les ressources des pouvoirs publics sont nettement insuffisantes pour financer tous les projets de transport du Grand Paris.
La Cour pointait également la difficulté de financer l'exploitation du GPE, qui n'admet guère d'autre solution qu'une hausse des tarifs pour les usagers (pass Navigo, en particulier) et du Versement mobilité des entreprises, dont personne ne veut, l'Île-de-France étant déjà la région d’Europe qui paie le plus lourd tribut au financement des transports collectifs. Logiquement, Île-de-France Mobilités devrait être soulagée par l'abandon des tronçons les plus déficitaires du GPE ! Hélas, sa présidente, aveuglée par une folie des grandeurs et sous des prétextes plus fallacieux les uns que les autres, persiste dans l'irrationnalité dispendieuse. Cela l'amène même à préconiser la fuite en avant en promouvant le prolongement de la ligne 18 jusqu'à Nanterre (voire au-delà), ce qui ne répond qu'à un très faible besoin et ne saurait qu'aggraver les difficultés de financement.
L'impérieuse nécessité d'un changement de paradigme
Notre maison brûle et nous regardions ailleurs. Désormais, nous allons peindre en blanc sa toiture pendant que les flammes gagnent les étages et les fumées asphyxient les occupants…
Associée à une très inquiétante érosion de la biodiversité, la gravité sans cesse croissante du dérèglement climatique va rendre invivables les grandes agglomérations densément peuplées.
En effet, d'après l'étude récente Temperatures in Europe increase more than twice global average de l'Organisation météorologique mondiale (OMM), l'Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite. Et selon une étude publiée dans The Lancet, Excess mortality attributed to heat and cold: a health impact assessment study in 854 cities in Europe, Paris est la ville européenne où le risque de mourir de chaleur est le plus grand.
Sortir des illusions, faire entrer les projets en phase aves les réalités
Devant les réalités qui s'imposent à nous, il est urgent de remettre en cause une doctrine d'un âge révolu, donc de ne plus laisser se réaliser, sous l'insupportable prétexte de « coups partis », des projets s'inscrivant dans une logique de développement urbain rampant au détriment des espaces de respiration que sont les zones naturelles et agricoles (4).
En attendant des études sérieuses et impartiales, nous estimons indispensable de proclamer un moratoire sur la réalisation des tronçons 17 Nord et 18 Ouest du GPE dont l'inutilité n'est plus à démontrer.
Notes
(1) Extrait de Grand Paris – sortir des illusions, approfondir les ambitions, Jean-Pierre Orfeuil & Marc Wiel, éd. Scrineo, 2012.
(2) Extrait de Grand Paris – Vers un Plan B, Marc Wiel, éd. La Découverte, 2015.
(3) Aux analyses où se mêlent aménagement et mobilité, cet article de Jacqueline Lorthiois ajoute la dimension socio-économique : Transports d'IDF : servir la concentration de l'emploi, déplacer la main-d'œuvre.
(4) Notons en outre que d'après François Ramade, professeur honoraire d'écologie à l'Université Paris-Saclay, membre d'honneur de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN), « les terres argilo-calcaires (limons des plateaux) du plateau de Saclay figurent parmi les plus fertiles de la planète ». Cela vaut également pour les terres du Triangle de Gonesse. Ce serait une erreur historique de les vouer à une urbanisation massive. Et qu'on ne vienne pas nous objecter que les terres du plateau de Saclay sont protégées de l'urbanisation, c'est un miroir aux alouettes.