Le 13 décembre 2012, M. Pascal Auzannet, ancien directeur des RER à la RATP, a remis son rapport d’expertise sur le projet de métro Grand Paris Express à Cécile Duflot, ministre de l’Égalité des territoires et du Logement. Selon les termes du ministère, "Ce rapport actualise l’estimation des coûts du projet, analyse des critères possibles de sa priorisation et propose des scenarii pluriannuels pour sa réalisation et son financement. Conformément à l’orientation du gouvernement fixée par le Premier ministre, toutes les hypothèses de ce rapport se placent dans l’objectif de la réalisation du schéma d’ensemble du Grand Paris Express issu des accords entre l’État et la région Ile-de-France, dans le respect général du tracé des lignes et de la localisation des gares." Autrement dit, M. Auzannet a travaillé dans un cadre très strict, dans lequel il n'avait aucune latitude de remettre en cause les hypothèses du projet autres que financières et d'imaginer des solutions alternatives.
Le coût du projet, qui était chiffré à 20,5 milliards d'euros dans l'accord Etat-Région prétendument "historique" de janvier 2011, est évalué par M. Auzannet à environ 30 milliards d'euros (valeur 2012), soit une flambée spectaculaire de près de 50 % ! Pour autant, M. Auzannet estime que cette hausse "ne remet nullement en cause le principe de réaliser la totalité du Grand Paris Express".
Le rapport souligne que "jusqu'à présent, la question du séquencement a toujours été un sujet tabou", poursuivant que "il était même évoqué l'utilisation simultanée de 10 tunneliers alors que la crise des financements publics étaient déjà prégnante" et que "pendant toute la période du débat public et celle qui a suivi il a été expliqué que la totalité du Grand Paris Express serait réalisée sans phasage, donc de façon simultanée et en totalité avant 2025. Les contraintes économiques et financières ont été totalement ignorées."
Pour faire le même projet avec le budget majoré, il faudra soit augmenter considérablement la contribution des pouvoirs publics, soit allonger le calendrier des travaux. Dans cette optique, le rapport propose trois scénarios avec des calendriers différents.
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Le premier reprend l'objectif d'une mise en service en 2025, en portant à 12 milliards d'euros la dotation de l'Etat et les subventions des collectivités territoriales, initialement prévue à hauteur de 4,9 milliards d'euros. M. Auzannet estime que ceci "dans le contexte budgétaire actuel n'est, de toute évidence, pas envisageable". En outre, il faudrait construire 18 kilomètres par an en moyenne, une cadence jamais réalisée en Europe, "peut-être en Chine où les conditions de travail sont différentes".
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Le deuxième scénario a pour horizon une mise en service totale en 2030. Il comporte cinq phases de réalisation, dont les trois premières peuvent être réalisées en respectant l'enveloppe de 4,9 milliards d'euros d'ici 2026.
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Le troisième scénario, le mieux-disant pour les finances publiques, reprend les grandes lignes du deuxième mais se donne pour horizon l'année 2040.
Le deuxième scénario a les faveurs de M. Auzannet. Le gouvernement rendra ses arbitrages fin février 2013, mais ne semble pour l'instant pas remettre en cause la réalisation intégrale du projet.
Rappelons que le chiffrage avancé par M. Auzannet n'est jamais qu'une évaluation avant travaux, dont l'expérience montre qu'elle est – surtout pour un projet de cette taille – presque toujours dépassée par les frais réels, habituellement par un facteur de 2 à 3.
Les réactions
La publication du rapport Auzannet a provoqué un tollé dans les rangs des élus de tous bords, qui revendiquent chacun leur petit tronçon de métro dans les plus brefs délais. A cela s'ajoutent des revendications similaires de la part d'acteurs comme le MEDEF et les Chambres de commerce. Certains (et pas les moins bien placés) poussent le ridicule jusqu'à exiger que le président Hollande honore les promesses du président Sarkozy. Pour sa part, le maire de Versailles évoque "la mort du Grand Paris". On serait tenté de croire que l'intérêt général ne motive plus grand monde et que s’installe une nouvelle règle de la démocratie consistant à donner raison à ceux qui crient le plus fort.
En même temps, tout le monde semble trouver normal que, pour ne pas décrédibiliser leur "accord historique" de janvier 2011, l'Etat et la Région aient grossièrement menti sur les coûts, les délais de réalisation et les trafics attendus du Grand Paris Express. Selon Maurice Leroy, l'ancien ministre du Grand Paris qui avait bouclé cet accord avec le président de la Région Jean-Paul Huchon, "On savait que le tout serait à 10 milliards de plus mais dans le contexte budgétaire de l'époque, il ne fallait pas dépasser les 20 milliards". De son côté, Jean-Paul Huchon évoque "une erreur dans les calculs de la SGP"…
Au cours des débats publics sur le "Grand Huit", Marc Véron, ancien bras droit de Christian Blanc, déclarait au sujet des hypothèses de financement : "bien entendu, je neutralise la crise économique" (car il croyait que celle-ci ne serait que très passagère). Or, aujourd'hui les différents acteurs réclament en chœur que le Grand Paris Express soit réalisé au plus vite et intégralement, comme s'il n'y avait pas de crise économique et comme si la caisse de l'Etat était un puits sans fond. Certes, on ne doit pas lésiner sur les investissements d'avenir, mais précisément... au-delà des formules incantatoires ("dynamisation de l'économie régionale", "investissement essentiel pour la croissance", "amélioration des conditions de vie des Franciliens", "résorption des disparités entre les territoires", etc.), rien ne permet d'affirmer que le Grand Paris Express – et plus généralement, le projet du Grand Paris sous sa forme actuelle – améliorera réellement les perspectives d'avenir de l'Ile-de-France et encore moins celles de la France.
Avec le recul, on mesure la perversité de la démarche Blanc-Sarkozy, qui avait joué sur les égoïsmes locaux pour susciter des illusions nécessaires à l’adhésion à leur projet, illusions dont les élus locaux ont ensuite beaucoup de mal à se départir, surtout en période préélectorale... Espérons que l’actuel gouvernement fasse preuve de compétence et de vision et ait le courage et la lucidité pour ne pas céder aux groupes de pression qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
La desserte du plateau de Saclay
La ligne verte du Grand Paris Express, traversant le plateau de Saclay d'Est en Ouest, était l'élément clé du projet de Christian Blanc, dont le cluster du plateau de Saclay était le point de départ ; pour lui, il était inconcevable que Saclay ne soit pas relié par un transport rapide à d'autres pôles de développement, à Paris, à La Défense et aux aéroports. Cette vision se serait probablement justifiée si le plateau de Saclay avait été entièrement urbanisé. Mais, dès lors qu'on admet que le plateau reste, pour l'essentiel, ce qu'il est : un territoire périurbain peu dense, y implanter un métro serait hors de proportions : la ligne verte serait à la fois la moins fréquentée et la plus coûteuse de tout le réseau, tant au niveau de l'investissement qu'à celui de l'exploitation. Aussi, n'est-il pas surprenant de constater un glissement dans la terminologie pour désigner cette ligne verte : qualifiée à l'origine de "métro automatique lourd", puis de "métro automatique léger" à partir de mi-2011, ses promoteurs ont depuis mi-2012 adopté le terme de "transport automatique léger" – sans que l'évolution de "métro" vers "transport' corresponde à un quelconque changement de technologie : il s'agit toujours d'un VAL (que certains qualifient de "lourd"…), poussé par un consortium Siemens-RATP-Bouygues. Parallèlement, on a réduit à la baisse les ambitions de tracé : initialement la ligne verte devait relier Orly à La Défense, puis Orly à Versailles ; aujourd'hui on ne vise plus que le tracé Orly-Saclay. M. Auzannet a été pressé, entre autres par la CAPS, pour intégrer cette dernière proposition dans son rapport et ce avec une priorité de réalisation d'ici à 2020.
Nous avons insisté maintes fois sur le fait qu'une simple liaison Est-Ouest sur le plateau de Saclay ne résout qu'une faible partie de la problématique de la desserte du plateau et que les prévisions de trafic ne justifient nullement la mise en place d'un transport capacitaire. Les promoteurs de cette approche raisonnent comme si tous ceux qui viennent travailler sur le plateau sont des Parisiens, alors qu'en réalité, la vaste majorité d'entre eux habitent les vallées limitrophes du plateau. Même si leur proportion risque d'évoluer quelque peu, les prix de l’immobilier à Paris ne sont pas de nature à modifier radicalement cet état de fait. Pour mieux accueillir ceux qui viennent de Paris ou de la proche couronne, il faudra améliorer le fonctionnement des RER B et C et organiser le rabattement sur les gares de ces RER. D’ailleurs, d’une manière générale, il est toujours plus rentable d’améliorer des infrastructures existantes que d’en créer de nouvelles à côté. Le véritable problème de transport sur le plateau de Saclay est, et sera de plus en plus, celui de la circulation entre le plateau et les vallées limitrophes. Pour y faire face, la première priorité est de fluidifier la circulation aux points noirs routiers.
En complément à cette critique, il convient de remarquer que le projet de prolongement vers Saclay du TCSP Massy-Polytechnique est acté ; son financement est programmé et les études d'avant-projet sont très avancées, le début des travaux étant prévu pour fin 2013. Devant être initialement exploité par des bus, le tracé de ce TCSP a été conçu par le STIF de façon à pouvoir accueillir des tramways. Dans ces conditions et puisque le rapport Auzannet confirme que la capacité de débit d'un tramway serait amplement suffisante – même à long terme – pour écouler le trafic attendu, il serait à notre avis beaucoup plus rationnel de réaliser d'emblée ce TCSP pour une exploitation par tramway (ou tram-train), rendant donc superfétatoire le "transport léger". Ce dernier irait certes un peu plus vite, comptant deux à trois fois moins de stations, mais cela ne justifierait nullement, à notre avis, la gabegie que constituerait la mise en place de deux lignes de transport aux tracés quasi-identiques.
Quasi-identiques, car différents entre le rondpoint de Corbeville et le Christ de Saclay où le "transport léger" suivrait le tracé de la RN 118, délaissant ainsi la quasi-totalité du secteur du Moulon ! Raison de cette bifurcation en apparence incongrue : des "difficultés techniques", dont, semble-t-il, celle des vibrations occasionnées par le "transport léger", insupportables par les instruments de haute précision utilisés par le centre de recherche Soleil. Il est fort peu probable qu'un tramway ou tram-train circulant sur le TCSP présenterait le même inconvénient.
Le "transport léger" n'aurait donc que très peu d'utilité pour les personnes se rendant à Supelec, à Centrale, à l'ENS Cachan, etc. Plus généralement, dans cette approche on escamote le problème du "dernier kilomètre" : une fois arrivées à une des gares, elles sont souvent encore loin de leur destination finale. Ainsi, une personne se rendant de Massy à Supelec, mettrait autant de temps (20,5 minutes) en empruntant le bus sur TCSP qu'en prenant le "transport léger", la marche à pied entre la gare et Supelec étant beaucoup plus longue dans le deuxième cas. Il y a sûrement des établissements pour lesquels le déplacement en "transport léger" serait plus rapide (ceux situés près d'une gare), mais il y en a aussi pour lesquels la balance pencherait nettement dans l'autre sens (ceux éloignés d'une gare) ; par exemple, pour aller de Massy à l'ENSTA : 10 minutes en bus, près de 21 minutes en empruntant le "transport léger". Le remplacement du bus par un tramway ou tram-train sur le TCSP ne ferait qu'accentuer ces comparaisons en défaveur du "transport léger". En tout état de cause, la longueur du trajet est trop faible pour que le "transport léger" puisse dégager un avantage significatif.
Par conséquent :
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le gain de temps que procure la vitesse du "transport léger" est négligeable, sinon négatif, car contrebalancé par une perte de temps pour se rendre à la destination finale ;
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les deux modes de transport se cannibaliseraient entre elles, diminuant encore la fréquentation, donc la pertinence du "transport léger".
Manifestement, l'alternative d'exploiter le TCSP par un tramway ou tram-train n'a pas été étudiée sérieusement. Le rapport Auzannet l'écarte en invoquant une complémentarité entre les deux modes de transport. Elle serait pourtant génératrice d'économies très substantielles. M. Auzannet évalue le coût du "transport léger" d'Orly à Saclay à 1,25 milliards d'euros ; d'après nos calculs approximatifs, celui d'un tramway (ou tram-train) sur le TCSP (étendu vers Orly) serait de 0,5 ou 0,6 milliards d'euros, donc moins de la moitié. A cela s'ajoute le fait, évoqué ci-dessus, que les coûts réels dépassent toujours largement les coûts prévisionnels, souvent par un facteur de 2 à 3, augmentant d'autant les économies réalisables pour les contribuables franciliens – car, à juste titre, ce sont eux qui financeront le Grand Paris Express, tant bien que mal.
Nous avons vérifié le bien-fondé de notre analyse avec Jean-Pierre Orfeuil, expert des mobilités, coauteur avec Marc Wiel, expert urbaniste, du livre "Grand Paris – sortir des illusions, approfondir les ambitions". Signalons au passage l'existence d'une vidéo de présentation de ce livre ainsi qu'une vidéo pour chacune des séquences qu'elle comporte : Introduction, Urbanisme, Transports.
L'histoire se répétera-t-elle ?
Il est toujours instructif de placer les choses dans une perspective historique. Une photocopie de la "Revue de l'Essonne" de décembre 1966 (hélas de modeste qualité) montre qu'à cette époque il était déjà question d'une urbanisation très conséquente sur le plateau, reliée à Paris par un "métro régional express" ! Ce projet, pas très éloigné, dans son esprit, de celui en gestation aujourd'hui, n’a jamais abouti, pas plus que d’autres tentatives du même genre. On notera aussi que le Christ de Saclay était déjà réputé comme "un « haut lieu » des embouteillages du Sud de Paris" ; il est vrai que la RN 118 n'existait pas encore. Toujours est-il que, près d'un demi-siècle plus tard, rien n'a été fait pour y remédier.
A peu près à la même époque, a été créée la zone d'activités de Vélizy, qu’on avait également prévu de relier à Paris par une ligne de métro ; or, si tout va bien, d'ici deux ans elle sera desservie par… une ligne de tramway (la ligne T6 Viroflay-Chatillon). L'ouverture du centre commercial Vélizy 2 a précédé de peu le premier choc pétrolier, ce qui a dû calmer quelques ardeurs et finir par ramener ce projet à de plus justes proportions...
On ne peut exclure que l'histoire se répétera, les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets. Le rapport Auzannet est peut-être un premier pas dans cette direction...